Le Kairos : le temps de l’opportunité

 
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Xavière Thomazo, Présidente d’Ipsée

« Au milieu de la difficulté, se trouve l’opportunité »,

Albert Einstein

 

Merci, Raphaëlle, de m’avoir donné l’opportunité de me pencher sur le Kairos. J’avoue que cela faisait un moment que je n’avais pas exploré cette dimension temporelle. Dans le sens : que je n’y avais pas accordé un temps de réflexion, un temps posé, un temps … un brin intellectuel.

 

En effet, je suis plutôt une habituée (une forçate !) du temps linéaire : divorcée, deux enfants, une entreprise à faire tourner : c’est rythmé, quadrillé, millimétré. Une vie façon « hamster dans sa roue », comme beaucoup d’autres j’imagine, à laquelle je trouve d’ailleurs de nombreux bénéfices !

 

Donc merci car, si la définition du Kairos est assez simple en tant que telle : « le temps de l’occasion opportune », le concept n’en ouvre pas moins de nombreuses portes que j’ai adoré ouvrir.

 

D’abord, il est question de coïncidence, mais pas de hasard. En d’autres termes, le Kairos ne peut être saisi que par quiconque qui est PRET à le saisir. C’est une coïncidence à laquelle on peut (on doit ?) s’attendre.

 

Enfin, j’ai eu le sentiment que le Kairos était un symptôme du féminin, et j’ai souhaité explorer cette dimension !

  

Se préparer au Kairos

 

Raphaëlle, tu es sacrément chanceuse, car … il se trouve que j’ai découvert que j’étais une spécialiste du Kairos ! Quoique j’aurais pu en penser intuitivement, je prends conscience que je le connais en effet intimement. En tant que recruteuse, à chaque nouvelle mission, à chaque nouveau candidat, je suis confrontée à des Kairos.

 

Une Madame Jourdain du Kairos, en quelque sorte !

Est-ce que ce.tte candidat.e qui n’était pas à la recherche d’un nouveau poste, ou qui a d’autres pistes en parallèle à mon approche est celle / celui qui va apporter la plus grande contribution aux enjeux de mon client ?

Dois-je saisir son profil au vol ?

 

D’un autre côté, est-ce que ce.tte candidat.e, à qui l’on présente une opportunité qu’elle / il ne soupçonnait pas, doit se laisser séduire par une offre dont elle / il ne savait rien hier encore, et qui est susceptible de bouleverser sa vie professionnelle ? Et personnelle. Les deux étant toujours étroitement imbriquées.

 

Cette place privilégiée qui est la mienne de voir, de façon régulière, des entreprises et des professionnel.les saisir (ou non) des opportunités qui s’offrent à eux me donne la possibilité d’être témoin de certaines des mécaniques du Kairos.

 

La peur étant celle qui me frappe le plus, et celle que j’ai envie de partager avec vous. Ou serait-ce plutôt de l’angoisse ? La peur étant liée à quelque chose de tangible (« j’ai peur des rats »), l’angoisse étant liée à un sentiment plus vague, moins défini.

 

Je constate en effet que, sur cet exemple du Kairos dans le recrutement, où il ne s’agit pourtant pas de vie ou de mort, ni de victoire ou d’échec déterminant, l’angoisse est au rendez-vous. Parfois même paralysante.

 

Recruteuse pour des ComEx, des CoDir, de cadres supérieurs, de dirigeants, d’experts, vous imaginez bien que je suis majoritairement confrontée à une population privilégiée.

 

Nous sommes en France, et mes interlocuteurs.trices au quotidien, à la fois côté entreprises et côté candidat.es proviennent d’une certaine « élite ». Je suis face à des personnes plutôt (ultra)diplômées, souvent issues de milieux sociaux « préservés », et majoritairement érudites, au fait de l’actualité d’ici et d’ailleurs.

 

Dans mon job, mes interlocuteurs.trices sont peu soumis.es à des contextes ouvertement terribles tels que la misère, la violence, l’injustice, etc. Bien sûr, cette dernière phrase est sujette à caution. Après tout, il n’existe pas, et ç’en est heureux, « une échelle de la souffrance ». Le malheur et la souffrance n’épargnent personne.

 

D’autant que, pour paraphraser Sénèque : « l’important n’est pas la manière dont la souffrance est causée, mais celle dont elle est supportée ».

 

Ce que j’essaie de dire, en tentant de ne pas être trop maladroite, c’est que notre pays nous protège encore beaucoup d’évènements qui sont pourtant légion ailleurs : guerres, catastrophes, famines, despotismes, etc.

 

Malgré notre environnement privilégié, donc, les personnes que je rencontre s’autorisent peu à saisir ces « petits Kairos », ces moments qui feraient pivoter leur vie. Et, s’ils se l’autorisent peu, c’est souvent par peur….

 

Peur du déclassement professionnel, social si leur décision s’avérait un échec. Peur du regard des autres (et surtout de celui des très proches, qui n’aiment pas trop les changements - notamment professionnels – surtout à notre époque jalonnée de crises de plus en plus rapprochées). Peur de « lâcher la proie pour l’ombre ».

 

Peur du chômage. Peur de gagner moins d’argent, peur de perdre (son statut, sa maison, ses compétences, …).

 

Est-ce que la (relative) « sécurité » dans laquelle nous vivons ne devrait pas, au contraire, nous donner les armes qui nous permettraient d’échapper à l’angoisse et être à même de distinguer les kairos, et de les saisir lorsqu’ils se présentent à nous ?

 

Nos formations intellectuelles (grandes écoles et autres) ne devraient-elles pas nous avoir donné l’acuité nécessaire pour identifier le moment opportun ? Notre (relatif) « confort » ne nous donne-t-il donc pas la légèreté nécessaire à une certaine prise de risque ?

 

Pourquoi des citoyens, objectivement parmi les plus libres au monde, sont-ils à ce point freinés par l’angoisse, au moment où il s’agit pourtant de peut-être avoir l’occasion d’aller plus loin, plus haut, plus fort ?

 

Et le constat que je fais est que notre système éducatif, politique et culturel ne nous donne apparemment pas les armes suffisantes pour savoir saisir les kairos. Nos « états providence » seraient-ils, comme le disait Winnicott au sujet des mères, de « trop bons états ». N’autorisant pas ou trop peu notre confrontation à l’angoisse, et ne nous permettant pas de vivre et d’avancer avec elle, grâce à elle, malgré elle ?

 

Nous ne sommes pas préparés à avoir une forme de liberté, de confiance et d’optimisme qui nous permettrait de penser qu’une opportunité pourrait nous faire basculer dans du « mieux ». Nous y voyons plutôt spontanément le risque de perdre ce que nous avons, et pas de gagner : en profondeur, en expérience, en émotion, en richesses, etc.

 

S’il est probablement un peu tard pour nous, cadres de 35 / 40 ans et plus (même si mon crédo personnel est que l’on peut toujours grandir, apprendre et changer, et que j’y vois d’ailleurs quelque chose de particulièrement excitant !), qu’en est-il de nos enfants ?

 

Je ne crois pas que notre système éducatif ait tant changé en quelques décennies, et que, tout à coup, il encouragerait davantage les générations futures à identifier et saisir les opportunités.

 

En revanche, je crois bien plutôt que le monde qui se prépare, jalonné de catastrophes écologiques que personne ne peut plus nier, d’improbables états d’urgences sanitaires, de précarité globalisée, etc. invite plus que tout à une forme de souplesse et d’acuité qui va rendre chacun plus à même d’être capable de saisir les occasions opportunes.

 

Les frontières de la peur ne vont plus être les mêmes : elles vont reculer et probablement inviter à plus d’audace, par recul d’un modèle dominant partagé.

Voyons-y un indice positif et une invitation au courage et aux pas de côté !

Le Kairos est-il « féminin » ?

 

On touche là un sujet d’exploration cher à mes yeux et partagé de longue date avec mon ami Patrick Bourg, médecin psychanalyste, qui n’a eu de cesse de me pousser dans mes retranchements sur mes positions féministes.

 

En deux mots, jusqu’à récemment, par conviction et parce que j’ai personnellement (ainsi que « mes » candidates, mes amies, mes paires, etc.) touché du doigt le plafond de verre et les mécaniques d’une société encore patriarcale à bien des égards, je me battais exclusivement pour l’accès égalitaire des femmes à la vie sociale, politique et économique.

 

Mes discussions avec Patrick n’ont pas remis en cause mes convictions, ni mon engagement, mais elles ont ouvert une réflexion sur ce qu’était le féminin et ce qu’était le masculin, attributs que l’on retrouve indifféremment chez les hommes et les femmes, avec une forte prévalence du masculin, aussi bien chez les femmes que chez les hommes, dans nos sociétés modernes occidentales.

 

La prime est en effet au « testis » lorsqu’il s’agit de pouvoir et de responsabilité.

 

Lorsqu’il est question de faire la différence, il faut « en avoir » !

 

A contrario, le féminin (peu présent et valorisé chez les deux sexes) est de nature à inviter au doute, à favoriser l’ouverture, à ne pas craindre l’incertitude. Être à l’aise avec l’ambiguïté, avec le flou, le vague, ce qui ne s’explique pas bien, qui est de l’ordre du « je ne sais quoi », du « presque rien », est plutôt lié à Dionysos qu’à Apollon,

 

Pour rejoindre la première partie, la peur serait plutôt du côté du masculin, lorsque l’angoisse serait plutôt féminine. Le féminin s’ouvre sur l’inconnu, supporte l’épreuve de l’étranger, là où le masculin se rassure sur des bases de preuves et d’objectivité.

 

Or, les Kairos ne sont-ils pas des « je ne sais quoi », des « presque rien » à peine visibles, fugaces, intuitifs, …. Ne sont-ils pas féminins par essence ?

 

Cultiver son féminin, pour des hommes autant que pour des femmes, ne serait-il pas un bon moyen d’être davantage sensible aux Kairos qui se présentent à nous ? Ces fameux « sentiers battus » dont le monde professionnel ne cesse de nous intimer de sortir (« think out of the box » / soyez créatif , etc.) ne seraient-ils pas plus accessibles si l’on commençait à accepter l’angoisse. L’angoisse comme composante féminine ancrée dans la nature profonde de l’Homme. Pas toujours facile à gérer au quotidien, mais clé de mille possibles ?

Cette idée me séduit follement !

 

Changeons nos codes, transformons-nous, avant de transformer notre société. Les bouleversements qui nous attendent nous heurteront de plein fouet si nous ne commençons pas à initier des métamorphoses individuelles.

 

L’ouverture, le doute, le questionnement, la non-censure, l’acuité à ce qui est moins visible, moins « évident » sont autant de leviers qui nous permettront de repousser les limites des carcans millénaires qui nous guident, et nous contraignent.

 

Certes, les Kairos ne sont pas systématiquement synonymes d’opportunités favorables. Ils peuvent aussi nous entraîner dans des directions où nous rencontrerons encore plus de complexité, de difficulté et … de souffrance.

 

Ne pas être en mesure de s’ouvrir à eux est cependant clairement synonyme de fermeture, de routine sclérosante et de repli sur soi.

 

Apprenons à ouvrir la porte aux Kairos de toutes sortes, et faisons-nous confiance pour les évaluer, avec un jugement posé en équilibre sur la balance de l’analyse et de l’intuition.